Renversement de situation : l’arabe de Bougie, un très ancien parler arabe citadin menacé par le berbère

 

Fatsiha Aoumer (Université de Bejaia)

 

 

L'arabe est présent à Bougie (Bejaia, Bgayet en berbère), en Algérie et au Maghreb depuis l'islamisation de l'Afrique du nord. Un très long contact entre l'arabe et le berbère a donné naissance à un nombre important de dialectes arabes maghrébins qui sont dans une situation de diglossie par rapport à l'arabe classique qui a le statut de langue nationale et officielle. Le berbère, quant à lui, est réduit au statut de langue minoritaire, composée d'un nombre élevé de dialectes et parlers et n'ayant connu de reconnaissance officielle que très récemment (2002).

Ce que nous essaierons de comprendre ici est la présence et l'évolution sociolinguistique d'un parler arabe dans une ville berbère en pleine Kabylie.

L'ancienne ville de Bejaia était constituée de la Haute ville et de la Plaine, dénommée Lexmis, jeudi, du nom du jour du marché. C'est dans la Haute ville et ses quartiers les plus anciens que l'arabe de Bougie était parlé. Il s'agit du quartier Bab Llouz, Lhouma Karamane, ... Dans les discours sur la ville et sa langue, on attribue ce parler arabe à ce qu'on désigne comme les 'grandes familles' de Bougie, auxquelles on attribue une origine turque ou andalouse. Mais peu importe, l'essentiel est que les vrais citadins soient d'origine étrangère et jamais berbère, la citadinité, l'urbanité étant incompatible avec le berbère et la berbérité. C'est une donnée que Nedjma Lalmi a caractérisée comme : « une sorte de 'malédiction' qui faisait que le phénomène berbère dans la ville ne pouvait être perçu que comme un phénomène marginal, au mieux exotique, en tout cas berrani (extérieur, étranger) ».[1]

L'arabe ou éventuellement le français ou toute autre langue est la langue des citadins et le berbère (le kabyle dans ce cas) est celle des ruraux et des montagnards considérés comme des 'arrivistes' et surnommés 'les mouhouches', imouhouchen (Muḥuš / Imuḥušen en kabyle), mot venant de la forme tronquée Muḥ du prénom Muḥand, celui du Kabyle typique. Durant la guerre de libération, d'autres Kabyles, des réfugiés, ont rejoint la ville à la recherche de la sécurité essentiellement et de travail. A l'indépendance, la ville a connu un exode rural massif. Certains de ces nouveaux arrivés à la Haute ville, tout en gardant leur langue, ont dû « tourner leurs langues » selon l'expression kabyle (dewweṛ iles-ik d taεrabt) et parler l'arabe par accommodation. De la sorte, ils sont devenus des locuteurs bilingues et le nombre de locuteurs arabophones a augmenté. Le problème n'est plus vraiment leur citadinité mais l'ancienneté de celle-ci. La citadinité devient alors graduelle et proportionnelle à son ancienneté. Certains sont plus citadins que les autres.

Du coté de la Plaine (Lexmis), son quartier le plus ancien, Lhouma-ou-Bazine, était massivement peuplé de ruraux kabyles. Il y avait alors une opposition nette entre la Haute ville et la Plaine, les vrais citadins et les ruraux, dderya n Baya (les enfants de Baya) et dderya n Mattas (les enfants de Mattas), et sur le plan sportif, entre l'équipe de foot-ball de la JSMB et celle du MOB.

L'exode rural s'est poursuivi et la ville s'est berbérisée de plus en plus. A partir de 1980 et 1981, donc du « Printemps berbère », la ville revendique sa berbérité. C'est le début de la valorisation du berbère et de la dépréciation de l'arabe bougiote, tabğawit en kabyle, perçu comme une déformation du kabyle, parlée par d'autres Kabyles ; pour preuve, on leur attribue nombre d'expressions où l'interférence du kabyle est flagrante :

  • ɛṭi leḥcic llfunasa = « donne de l'herbe à la vache ! »
  • dir-lu ddwa zzeggaɣa = « mets-lui du médicament rouge ! »
  • baba daγen ǧa = « Papa aussi est venu »

En se moquant de cette expression, on leur répond par :

  • Yemma d taɣenǧawt = Maman est une cuillère !

 

A partir de 1991, le berbère est enseigné à l'université de Bejaia et par la suite à l'école. En 2002, le berbère devient « langue nationale ». Le statut social et institutionnel du berbère (kabyle) s'est amélioré, comparé à celui de l'arabe bougiote qui perd de plus en plus de son prestige.

Du point de vue de l'espace, ou de l'effet du temps sur l'espace, la ville s'est agrandie et a connu un développement relativement important de celle-ci. En se développant, la citadinité s'est étendue à ce qui était un village limitrophe de l'ancienne ville, celui des Imezzayen. Elle les a surpris sur leurs propres terres et de nouveaux quartiers y ont été construits. Ils se considèrent comme les habitants autochtones d'une partie relativement importante de la ville actuelle, ce que la ville et sa mémoire leur reconnaissent. Ils sont des citadins autochtones. De la sorte, la citadinité et l'autochtonie se sont finalement réconciliées. Avec le temps, les anciens ruraux et montagnards deviennent des citadins.

Autour du parler des Imezzayen s'est constitué un parler kabyle de la ville, permettant à son tour de distinguer entre les citadins (kabylophones) et les 'arrivistes' qui ne cessent d'arriver pour diverses raisons, souvent avec une pension en euro leur permettant de s'y s'installer malgré la cherté de l'immobilier dans cette ville.

Quant à l'arabe bougiote, il se maintient dans certaines parties des quartiers de la Haute ville qui s'est largement berbérisée. Il s'est créé un nouveau centre de la ville, accompagné d'un déplacement de l'activité commerciale et administrative. Une partie des locuteurs se dispersent dans la nouvelle ville, alors que ce parler ne gagne plus de nouveaux locuteurs.

D'autre part, contrairement aux parlers d'arabe dialectal d'autres régions d'Algérie tels que l'algérois, l'oranais, le sétifien ou le tlemcenien, l'arabe bougiote n'a pas été la langue d'une expression culturelle quelconque en général et de la chanson en particulier. Cela lui aurait certainement permis d'être connu en dehors du périmètre restreint de son territoire originel.

Même la radio locale, « Radio Soummam » dont le siège est au cœur de la ville, est d'expression essentiellement kabyle, surtout depuis les événements de Kabylie de 2001 (Mouvement dit des « Aarchs »).

Du point de vue des attitudes linguistiques, ce parler est associé à une connotation de féminité ; il en résulte que, en dehors des échanges entre membres de la communauté linguistique et de certains cercles linguistiques, les hommes ne parlent généralement pas ce dialecte.

Au point de vue de l'âge, ce parler est l'affaire des plus vieux. Il ne constitue plus vraiment un enjeu pour les jeunes.

Linguistiquement, l'arabe bougeote se parle avec le même accent que le kabyle de la ville. Il connait la même tendance à la spirantisation des occlusives simples berbères et à l'affriction des dentales que le kabyle. Cependant, une très légère tendance à prononcer la chuintante [ʃ] comme [ʧ] est à signaler dans des mots comme le toponyme Ččerččur pour désigner Lhouma-ou-Cherchour. A part ce point de phonétique, il est très facile de reconnaitre dans ce parler les structures de la phrase kabyle, la présence de l'auxiliaire de prédication d et les morphèmes de négation nominale mačči et xaṭi :

  • Lyum d lexmis = Aujourd'hui, c'est jeudi
  • Bekri xaṭi = Avant, non
  • Mačči d huwa= Ce n'est pas lui.
  • D acu d Bğaya ? [2] = C'est quoi Bougie ?

Ce parler compte également de nombreux emprunts lexicaux au kabyle.

 

Ces caractéristiques sont celles d'un parler ayant existé et évolué dans un milieu à dominante kabyle. L'environnement linguistique de la Kabylie, un exode rural massif vers la ville, le développement de la ville et l'amélioration du statut institutionnel et social du berbère n'ont pas permis à l'arabe bougiote d'arabiser la ville sous l'effet de son prestige. Au contraire, un kabyle citadin a émergé et a hérité de la fonction ancienne de l'arabe bougiote de distinction entre les citadins et les non-citadins. Le parler arabe de cette ville a donc reculé devant le berbère, au plan de sa pratique et de sont statut, au point d'être désormais menacé de disparition. Ce qui est une configuration rare en Algérie et au Maghreb.

 

 

 


[1] N. Lalmi, 2000, La ville, l'urbanité et l'autochtonie : analyse de représentations dans les discours sur Bejaia, Mémoire de magister, DLCA, université de Bejaia.

[2] Cet exemple est tiré de : C. Cherifi & K. Khelladi, 2001, Etude comparative du kabyle et de la variété d'arabe dialectal dans la ville de Bejaia, mémoire de licence, DLCA, université de Bejaia