Sur la délimitation du champ de l’Encyclopédie berbère

par Jehan Desanges

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L'Encyclopédie berbère a trouvé une place, tardive, entre les grandes encyclopédies de l'Antiquité, et notamment l'encyclopédie allemande connue couramment sous le nom de ses deux concepteurs, Pauly et Wissowa, d'une part, et l'Encyclopédie de l'Islam, de l'autre.

En principe, la période antique étant, quasiment par définition, antéislamique, n'a pas à affronter le problème de la limitation entre le champ de l'Encyclopédie berbère et celui de l'Encyclopédie de l'Islam.

Évidemment, cela ne signifie pas l'absence de problèmes de frontière. En tant qu'historiens nous admettrons, en gros, qu'avant l'arrivée des Phéniciens, à  Carthage et ailleurs, puis des Grecs en Cyrénaïque, enfin des Romains après la chute de Carthage, les habitants de l'Afrique du Nord à l'ouest de l'Égypte parlaient le libyque ou plutôt des idiomes libyques, du nom de Libyens que les anciens Grecs donnaient aux populations africaines à l'ouest de l'Égypte. Mais cette unité n'est guère admissible pour le préhistorien qui distingue plusieurs couches de peuplement dont il est difficile de penser, d'une part qu'elles avaient en commun la langue et, d'autre part, qu'aucune d'entre elles ait complètement disparu, du moins pour les plus récentes. Et elle n'est que relative durant l'Antiquité : les populations vivant à la lisière saharienne du Maghreb, que les Anciens qualifiaient d'Éthiopiennes, ou « Faces-brûlées », parlaient certainement d'autres langues que les langues libyques : cf. le travail de lexicologue d'Eudoxe de Cyzique dans le Sud-Marocain (Strabon, II, 3, 4, C99-100) ; Hannon embarque des interprètes chez les Lixites et, au Sud de Cernè, que l'on s'accorde aujourd'hui à identifier avec l'îlot principal de Mogador, même ces interprètes ne comprennent plus ce que disent les indigènes (Pér. 11). Faut-il pour autant exclure du champ de notre encyclopédique ces Ethiopiens ? G. Camps ne l'a pas cru, qui a cosigné avec moi un long article Aethiopes.

Autre question qui a parfois été soulevée : les parlers berbères sont-ils les descendants des parlers libyques ? Je crois que, malgré les limites de notre connaissance de ces derniers, les linguistes nous l'ont aujourd'hui suffisamment prouvé, et l'historien ajoutera un argument simple, presque simplet, mais de bon sens : de l'Antiquité à nos jours, on ne voit aucun mouvement de population qui ait pu  transformer la langue de base de la population, alors même que ni les Puniques, ni les Romains, ni les Arabes n'y sont parvenus, sinon très partiellement. Autrement dit, nous ne connaissons pas d'invasion berbère de grande ampleur, venue de l'extérieur, à époque historique. Toutefois, le spécialiste de la toponymie devra prendre en considération la certitude que dans la préhistoire d'autres langues que les parlers libyques ont été en usage avant que ceux-ci ne se soient répandus. A l'échelle de l'histoire de l'humanité, l'autochtonie est un mythe. Il y a certainement des couches de langues prélibyques totalement inconnues de nous, mais qui ont dû laisser des traces, notamment en toponymie et, plus particulièrement sans doute, en hydronymie, domaine très conservateur.

 Autre question encore : notre encyclopédie n'étant pas seulement linguistique, mais s'attachant à l'histoire et à la civilisation de l'Afrique du Nord, nous supposons que les Libyens présentent, en plus d'une unité linguistique, une certaine unité de civilisation. Je crois que la démonstration en a déjà été faite par St. Gsell, vers 1920, dans les tomes V et VI de son Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, et de façon moins détaillée, mais sur un champ plus étendu vers l'Orient, jusqu'aux confins de l'Égypte, par O. Bates, The Eastern Libyans. An Essay, Londres, 1914. Là encore, cette unité n'exclut pas des particularités qui peuvent avoir été masquées par le naufrage d'une partie de la documentation. Ainsi la civilisation des populations éthiopiennes des confins sahariens pouvait se distinguer sur quelques points de celle des Libyens, déjà certainement complexe et probablement plus diverse que nous ne pouvons l'appréhender. Mais en pratique, quelle attitude peut-on déceler dans un ouvrage collectif comme le nôtre, arrivé au milieu du gué, ou peu au-delà, au bout de 26 ans, un quart de siècle ? Un ouvrage qui, comme son fondateur, a essentiellement prouvé le mouvement en marchant, sans traiter spécifiquement et collectivement de son objet, en dehors d'un texte d'une page diffusé par G. Camps à l'occasion de la souscription du premier fascicule et repris pour l'essentiel dans ce même fascicule, p. 47-48, après une introduction consacrée à ce que feu Léopold Senghor eût appelé, s'il ne l'a fait, la « Berbéritude » ? Notre Encyclopédie entend traiter, pour l'époque antique, de tous les phénomènes institutionnels et sociaux qui ne trouvent pas leur origine dans le monde phénico-punique, l'hellénisme ou le monde romain et, plus tard, l'impact vandale (bien limité) ou byzantin. Cette ligne de partage, pour négative qu'elle soit et peut-être insuffisante, est importante, et si on ne l'observe pas, c'en est fait de l'originalité et de la cohérence de notre œuvre commune. Un dernier point important : il va de soi que de très nombreux articles, sinon la plupart, doivent être conçus en diachronie, depuis l'Antiquité, parfois la Préhistoire, jusqu'à nos jours. S'il s'agit d'articles étendus, on aura avantage à bien distinguer du reste de l'exposé la période antéislamique, ne serait-ce qu'en raison de la spécificité de ses sources par rapport aux périodes postérieures.

Un mot, pour finir, sur la dialectique de la continuité et de la rupture. Même si malheureusement nous connaissons surtout les premiers royaumes africains par l'intermédiaire d'une documentation gréco-latine, il est clair qu'avant César, l'Afrique est essentiellement libyco-berbère, bien que soumise à de fortes influences phénico-puniques, hellénistiques et, progressivement, romaines. Sous Auguste, les Flaviens, les Antonins, puis les Sévères, l'Afrique du Nord est l'objet d'une romanisation de plus en plus intense, un certain reflux pouvant être observé au sud, du Fezzan aux monts des Ouled Naïl, dès la fin de l'époque sévérienne, dans l'ouest atlantique dès le début de la Tétrarchie, sinon un peu avant. Toutefois cette poussée impressionnante de romanisation - un citoyen de l'obscure Thabudeos/Thouda, cité excentrée, au sud-est de Biskra, n'hésite pas à faire graver sur sa tombe qu'il a été le « Cicéron » de sa ville : Cicero Thabudeiensis - ne signifie pas vraiment une rupture de la continuité libyco-berbère. Le monde tribal a toujours gardé, dans l'Afrique romaine, une très grande importance, malgré la sédentarisation de nombre de tribus et l'urbanisation de certaines d'entre elles. C'est lui qui a assuré le passage entre les royaumes indigènes contemporains de la République romaine et ceux qui feront leur apparition dans l'Antiquité tardive, aux époques vandale et byzantine. Et soyons sûrs qu'on a continué à parler des idiomes libyques, même si la juste perception qu'on continuait à user de la langue punique dans les campagnes du Nord de la Numidie et dans d'autres régions du Maghreb oriental, a parfois conduit à sous-estimer gravement, ces dernières années, l'importance de la continuité de l'usage du libyque, alors qu'un simple argument de bon sens reposant sur l'existence des parlers berbères aux époques médiévale et moderne aurait dû nous préserver de cette exagération propre aux spécialistes de l'Antiquité. C'est qu'il existe un « pansémitisme »  qui  conduit les sémitisants à réduire le libyque à la portion congrue et à expliquer par exemple - comme le faisait mon regretté ami le Père F. Vattioni, combattu à cet égard à juste titre par M. Sznycer - toute le toponymie de l'Afrique du Nord antique par le recours au punique, et plus généralement aux langues sémitiques, même lorsqu'il s'agit d'agglomérations très éloignées de la mer. Il faut dire que les Romains eux-mêmes ont employé souvent, l'un pour l'autre, avec une belle indifférence aujourd'hui sous-estimée, les adjectifs Poenicus et Libycus. Je crois que la rédaction de l'Encyclopédie a eu raison de résoudre empiriquement le problème en donnant assez peu de place aux cités, et donc à la toponymie. En effet, pour la seconde, il est souvent très difficile, dans l'état actuel des connaissances, de trancher entre une étymologie libyque et une étymologie punique, et, au surplus, les villes étant par excellence le terrain où s'exerce la romanisation n'ont pas à être, en tant que telles, traitées dans notre ouvrage commun. En revanche, les tribus, et quand bien même certaines d'entre elles évoluent au contact de Rome, affirment, mieux que tout autre structure, la permanence de l'organisation sociale et du mode de vie des Libyens. C'est pourquoi je pense qu'il est justifié de leur faire plus de place qu'aux cités dans notre Encyclopédie, d'autant qu'il ne manque pas d'autres ouvrages pour traiter abondamment de celles-ci. En rappelant cette priorité, je suis fidèle à la pensée du fondateur de notre Encyclopédie que je veux citer pour terminer : « La part faite à l'Histoire ancienne et à l'Archéologie sera plus importante [que pour l'Histoire de la période islamique, compte tenu de l'existence de l'Encyclopédie de l'Islam. J. D.]. On insistera davantage sur les tribus, les manifestations artistiques ou religieuses, l'organisation des royaumes anté- et post-romains et l'état de civilisation que sur les personnes historiques qui ont fait l'objet d'importantes notices dans d'autres encyclopédies et dictionnaires ». Ainsi s'exprimait en effet G. Camps, en 1984, à l'orée du premier fascicule de l'Encyclopédie berbère (p. 48).