Existe-t-il un système littéraire berbère ? Des genres oraux à l’espace Internet : le champ de la recherche aujourd’hui

 

Daniela Merolla (Université de Leyde. d.merolla@hum.leidenuniv.nl)

 

La dernière décennie a été celle de la 'dynamisation' des littératures berbères dans le contexte de l'utilisation des nouveaux média. La réflexion suivante voudrait suggérer de nouvelles pistes de recherche et de cooperation internationale en reprendant l'analyse concernant la définition des genres narratifs berbères oraux (Merolla 2006)[1] et en la confrontant à ce qui se produit dans 'l'espace berbère' sur l'Internet.

 

I.  Questions autour des genres narratifs berbères oraux

Au niveau de la classification, la définition en termes de contenu et de forme des genres narratifs berbères oraux pose encore bien des questions.

Le fait au centre de l'investigation est qu'un enchaînement de base ('fabula') peut facilement passer d'un genre à l'autre ou des formes en prose à des formes en vers d'un même genre (Galand-Pernet 1998). Cela veut dire que les genres narratifs, tels lqit, taqsiṭ, tamacahut etc., ne sont pas susceptibles d'être définis par leur forme, en vers ou en prose (courte ou longue)[2] et encore moins sur la base de leur  contenu, de leurs thèmes, de leurs personnages, et des événements narrés.

Des exemples bien connus ont été donnés par Paulette Galand-Pernet et Mouloud Mammeri. Galand-Pernet (1998 : 63-66) cite le cas du lqit sur les deux amants malheureux, Fadel et Attouche, dont il existe des versions en prose et en vers[3]. Une situation analogue est bien illustrée dans l'analyse du genre kabyle taqsiṭ proposée par Mouloud Mammeri. Taqsiṭ renvoie à des récits prestigieux, en vers et à thème religieux[4], mais également « une série de récits édifiants, apparemment entièrement inventés, dont en tous cas on ne discerne pas l'origine » tels ceux du chameau, du Juif converti, de la Dame sage, de l'esclave calomniateur et de la gazelle (Mammeri 1980 : 23). Le même terme taqsiṭ désigne donc des poèmes et des récits (en utilisant la classification française)  à thème varié.

Une situation analogue se rencontre dans le cas du genre généralement dénommé en français par 'conte' ou 'histoire'. Si l'on considère le tableau régional des dénominations données dans les études (cf. supra), une première observation concerne la continuité linguistique, bien que les termes presque identiques ne s'appliquent pas toujours au même genre. Si nous examinons ensuite les textes (présentés dans les recueils concernés) du point de vue de la forme (prose/vers, court/long) et du contenu[5], la comparaison entre plusieurs aires linguistiques berbères confirme que chaque terme désigne des textes variés qui :

1) narrent des événements reliés entre eux et causés ou subis par des acteurs humains et non humains ;

2) ne sont pas étanches par rapport aux critères prose/poésie et court/long;

3) ne sont pas délimités par rapport aux thèmes, personnages et événements,

4) présentent des éléments fantastiques, étiologiques, et quelque fois historiques,

5) peuvent être traduits par plusieurs genres français, du conte et de la légende au mythe (récit étiologique) et à l'épopée.

 

La terminologie dans les études et les recueils

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On retrouve donc le problème classificatoire mentionné auparavant et l'on peut se demander si les poètes, les conteurs et leur public, et aussi les chercheurs, distinguent les différences de ce qu'on raconte dans un cas ou dans l'autre. Nous pensons plutôt que c'est la description et la définition analytiques fondées sur prose/vers et contenu qui font défaut. 

Il faut alors considérer des autres éléments. Le premier élément est évidemment l'utilisation des formules qui signent le début et la fin d'une large classe de textes dans toutes les aires linguistiques berbères.[6] Sans nous arrêter sur ce point, bien connu, on peut rappeler que les textes avec formules sont habituellement désignés come des 'contes' ou 'contes merveilleux', mais selon la forme et les thèmes traités, ils ont été aussi appelés 'conte d'animaux, fable, légende, légende hagiographique, légende géographique, légende cosmologique, mythe, poème-récit, poème hagiographique' etc. La diversité des dénominations confirme la difficulté de retenir le contenu comme premier critère pour la classification. Il sera donc préférable de désigner ces genres par rapport à leur forme, comme 'récits à formules'.

Le deuxième élément est la situation de la performance en termes spatiaux et sociaux. On peut utiliser les observations d'Abdellah Bounfour (1994) qui a relevé la relation entre terminologie et aspects de la narration en réfléchissant sur l'étymologie de termes ummiy et tallast. Bounfour prend en considération des éléments du contexte de la narration qui semblent être individualisés par la terminologie :

« Comme dans les autres traditions orales et comme pour les autres genres de la littérature berbère cette variation terminologique est explicable du point de vue de l'aspect visé dans le genre en question. S'agit-il du temps du conte (tanfust ou tallast), de sa fonction (ummiy), de son style (tamacahut), ou de la temporalité de l'histoire elle-même (emey)? »

Ces indications nous suggèrent que pour arriver à une classification fondée sur la typologie et la définition berbères des genres littéraires, il faut repenser la situation de narration et le positionnement des récits dans le 'marché' littéraire local.

Par exemple, si l'on considère la question bien connue de la narration au féminin ou pas des genres tamacahut et tanfust (pour le kabyle et le rifain), on peut dire que la réflexion précédente sur la terminologie et la définition ainsi que l'expérience personnelle de plusieurs chercheurs et narrateurs suggèrent de déplacer l'attention de la spécialisation féminine à la spécialisation par rapport au lieu/moment de la narration et à la position (ou 'rôle') que le narrateur a dans une situation donnée. Dans se sens, les récits à formules tamacahut et tanfust apparaissent comme 'un genre familier', donc conté très souvent par les femmes, mais que les grands-pères, les oncles, et mêmes les pères peuvent aussi conter aux enfants dans une situation familiale. De l'autre côté, ce genre ne serait pas adéquat aux hommes  - spécialement s'ils ont une certaine autorité - dans une situation et un lieu 'publiques' parce que les hommes y jouent un rôle différent, sérieux, leur prestige étant en jeu, etc. Mais la situation publique n'est pas toujour sérieuse, par exemple dans le cas de la professionnalisation du divertissement comme pour les conteurs de ḥalqa sur les marchés chleuh. Dans cette configuration, l'on constate que la spécialisation professionnelle de la narration des 'récits à formules' est masculine.

 

La classification des genres narratifs oraux

Ce que l'on peut montrer pour l'instant, grâce aux études et aux recueils publiés, est que dans plusieurs aires linguistiques et littéraires berbères, on relève une continuité de modalité, sinon des typologies.

Cette continuité est établie par la différentiation entre récits qui se diversifient par l'aspect formel ('à formules' / 'sans formules') et l'aspect situationnel (dans la maison, quotidien et non spécialisé / spécialisé et dehors du cercle familial, soit au café, au marché ou durant des festivités familiales ou collectives).

A partir de ce constat, il semble que, au-delà des différences terminologiques et des spécificités locales, il serait possible de tracer une typologie générale de l'art de la narration tamazight à partir du positionnement socioculturel de ce qui est narré (et dans sa forme littéraire spécifique) par rapport au narrateur, à son public et à la situation de narration. C'est-à-dire que, nonobstant les problèmes mentionnés, nous suggérons l'existence d'un système littéraire commun ou au moins similaire dans la vaste aire berbérophone.

Toutefois, la situation de la narration ainsi que l'aspect de l'utilisation des formules restent imprécis dans la plupart des recueils, et seules de nouvelles recherches sur le terrain pourront apporter les données nécessaires à une véritable classification des genres narratifs berbères. Ce que les nouvelles études devraient determiner est la différenciation terminologique entre plusieurs classes et termes, en tant que genres et sous-genres.

 

II.  L'Internet et les espaces berbères

Mais que se passe-t-il quand on observe les récits à formules dans l'espace Internet ? Il y a quelques années, j'avais identifié une cinquantaine de sites d'associations amazigh sur Internet et environs 200 autres sites en incluant sites touristiques, commerciaux, blogs etc, mais l'on sait que les sites Internet sont instables, et que leur nombre peut changer rapidement.

Bien qu'il existe deux sites entièrement en berbère, il est intéressant de noter que la plupart des sites sont plurilingues. L'usage de plusieurs langues indique une approche souple et non idéologique à la communication. La référence à la langue tamazight marque toujours ces sites Internet, mais la communication se fait dans les langues internationales usuelles, c'est-à-dire : anglais, français et arabe, ou dans les langues de la 'nouvelle' diaspora, comme le néerlandais et l'italien. Dans d'autres cas, les sites Internet présentent une double voix, avec des pages en tamazight et d'autres dans une des autres langues ; dans d'autres cas encore, l'on peut choisir entre la version du site en tamazight, en anglais ou en français. Le choix linguistique est lié, d'une part, au fait qu'une bonne partie de ces sites reposent sur l'activité d'Imazighen en émigration, et, de l'autre, à la volonté de communiquer avec le plus grand nombre possible d'individus, exactement comme dans le cas du théâtre et des vidéos (Merolla 2002).

En effet, si une base d'alphabétisation est nécessaire pour utiliser Internet, la diffusion croissante de la scolarisation et des postes  d'utilisation d'Internet contribuent à l'élargissement de son public.

Ce qui est certain, c'est que les sites Internet ont une fonction de plus en plus importante pour ce qui concerne la diffusion de la production littéraire et artistique. Ces sites présentent plusieurs pages d'information sur les nouvelles productions artistiques en tamazight et rendent aussi possible de publier des textes en tamazight, immédiatement diffusés. De plus, l'attention portée à la création culturelle dans les sites amazigh est l'indication de la centralité d'une telle production dans la recherche de soi et de sa propre identité. Les sites Internet jouent donc le rôle de 'vitrine' globale pour la production artistique amazigh et, dans le même temps, ils contribuent à diffuser l'idée qu'une création contemporaine autonome en tamazight (au delà de la création orale) est possible, ainsi que sa diffusion parmi un public plus large que la communauté linguistique régionale restreinte.

Pour ce qui concerne l'oralité dans l'Internet, on peut dire que le passage des genres narratifs oraux à la réalité virtuelle a eu soit un effet de stabilisation et de simplification, soit un effet d'activation et d'enrichissement.

Nous parlons d'activation, parce que les genres oraux ont souvent joué le rôle de signe d'identité et de continuité de l'héritage culturel. Il nous semble que, ces derniers temps, ce rôle est devenu plus limité surtout dans les sites de la diaspora en France, dans le sens où l'on ne retrouve plus les proverbes et les contes populaires dans la page d'accueil, ou « homepage » ; presque toujours, ces genres sont confinés dans des sous-pages  telles que « Culture » ou « Talent », « Livre » ou « Agenda ».

Dans le cas des sites berbères néerlandais, l'activation est aussi visible par la transcription ou plus simplement la traduction en néerlandais des récits à formules rifains par les internautes. Ces textes sont souvent marqués par des signes qui montrent des éléments de la communication orale, comme dans le cas du passage à l'écrit plus en général. Mais ce qui nous amène à parler d'enrichissement est le fait que les récits à formules oraux sont utilisés comme modèle pour des textes littéraires écrits sur des thèmes contemporains (Lafkioui et Merolla 2008, Merolla 2005).

D'une part, on peut parler de stabilisation et de simplification, parce que, en continuité avec le passage à l'écrit, les récits à formules sont souvent tout simplement présentés en tant que 'contes populaires' sous la forme de recueils ou des textes rédigés par les 'internautes'. Les questions de la forme et du contenu et la multiplicité de termes en berbères ne sont pas prises en considération ; en effet c'est la terminologie/classification française, ou dans une autre langue européenne comme le néerlandais, qui détermine la dénomination et la définition des genres sur Internet. On retrouve en effet une classification (en chansons, poèmes, proverbes, contes populaires, romans et films), « mondialisée » et non problématisée.

D'autre part, l'Internet tend à renforcer l'effervescence culturelle et artistique qui a toujours caractérisée l'affirmation identitaire berbère, ainsi que l'interaction entre la production au Maghreb et celle de la diaspora. Dans ce sens, l'Internet contribue à accélérer les processus en marche dans la société des pays d'origine comme dans la diaspora et participe donc à l'élargissement des espaces littéraires et artistiques berbères. Mais il y a aussi des processus de simplification par rapport à l'oralité.

 

Conclusion

Pour ce qui concerne la question de la classification et de la compréhension du système littéraire, on voit que sur la longue durée ainsi que dans la dynamisation récente par l'Internet l'on assiste à des processus diffusés et qui mettent en jeu le continuum du système littéraire berbère, de manière très semblable.

Il est toutefois clair que nos observations devront être vérifiées et affinées par des études approfondies et comparatives. Sur l'exemple des traveaux linguistiques[7], je pense à une sorte « d'atlas » focalisé sur les donnés littéraires des textes et leurs dénominations dans plusieurs aires linguistiques et incluant les productions sur l'Internet. Il serait aussi important de réaliser une comparaison avec l'arabe dialectal parlé dans les aires arabophones contiguës aux zones berbérophones, de façon à vérifier s'il existe des modalités d'organisation du champ littéraire communes à toute l'aire maghrébine. Il s'agit d'un projet de recueil, comparaison et analyse, qui ne peut qu'être collectif, interdisciplinaire et international. On espère qu'il sera possible d'établir une telle coopération pour un projet de recherche de longue durée.

 

 

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[1] Dans ce travail j'ai essayé  faire le point sur ce qu'on a appris sur le 'système' des genres narratifs berbères dans presque deux siècles de collecte et d'études.

[2] Si l'on considère le trait narratif, on a plusieurs termes dans une même aire linguistique qui désignent des textes caractérisés par l'enchaînement d'une série d'événements. L'on peut retenir que tous ces termes incluent la notion de 'récit' ou 'histoire' (histoire-conte), et l'on peut y voir un élément qui distingue l'aire de la narration de celle du lyrisme, mais il s'agit d'un niveau très général qui dit peu sur l'utilisation de chaque terme et classe de textes.

[3] Evidemment, la modalité littéraire modifie la manière dont l'enchaînement de base est traité; ainsi la séquence des événements est plus développée dans la forme en prose tandis que la forme en vers de Fadel et Attouche présente des épithètes d'ornement et une distribution harmonique de motifs et des dialogues qui n'apparaissent pas en prose (Galand-Perner 1998 : 66).

[4] Mammeri (1980 : 23) : « Sortes de petites épopées qui relatent les exploits militaires ou dramatiques des héros islamiques, ceux de l'histoire classique (Omar, Yaala, Ali surtout et le prophète), ou des saints locaux ».

[5] Comme tamacahut , tanfust, haqṣiṭ , emey. Chacun des termes localement utilisés désigne des récits divers, incluant prose et poésie et souvent avec des insertions dans les deux sens.

[6] Comme il est indiqué par presque tous les chercheurs à partir d'Henri Basset (1920), les formules ont une fonction prophylactique en séparant le monde du conteur et celui, dangereux, du récit et en rejetant le risque lié à la narration hors du cercle du narrateur et de son auditoire.

[7] De l'atlas d'André Basset (1936) à celui tout récent de Mena Lafkioui (2007).