La littérature berbère traditionnelle est-elle orale ?

 

Abdellah Bounfour (Inalco - Lacnad-Crb)

 

 

Préliminaires

Dans mes travaux publiés sur la littérature berbère traditionnelle[1], on peut remarquer une position constante : arracher, et non pas interdire, cette littérature aux disciplines non littéraires et constituer un objet d'étude strictement littéraire. On peut appeler cet objet comme on veut - littérarité, poéticité, orature, etc. -, mais l'étude littéraire - poétique, stylistique, sémiotique littéraire, etc. - doit bénéficier de son autonomie. On ne peut pas dire que le pari est gagné, mais il est, désormais, accepté.

Il reste un second écueil qui entrave l'étude littéraire de la littérature berbère traditionnelle : l'affirmation de son caractère oral. J'ai moi-même contribué, avec d'autres, à ce que les spécialistes s'informent et sachent s'inspirer des études africanistes comme celles de Calama-Griaule et ses disciples connues sous le vocable d'ethnolinguistique, de celles sur les Balkans (l'école de Lord et Parry[2]) et de certaines études sur la Grèce antique. Néanmoins, ces études si importantes et si fécondes manquent de tranchant quant il s'agit de savoir ce qui définit de manière singulière la littérature orale.

Je ne reviendrai pas sur cette dénomination elle-même. J'ai clarifié ma position dans mon livre sur la poésie berbère[3] : la littérature est un usage esthétique du langage. On le sait, ce dernier a deux faces : l'une orale et l'autre écrite. La littérarité concerne, donc, ces deux faces. Si les études poétiques contemporaines ont forgé le concept d'écriture[4] pour cerner le processus de production de cette littérarité, il nous incombe de forger un concept équivalent pour saisir le processus de littérarité dans son versant oral. Ma thèse est de dire que ce concept existe, c'est celui de vocalité. C'est pourquoi je n'ai cessé d'encourager mes étudiants à puiser dans les travaux des médiévistes, particulièrement ceux qui se sont intéressés à la poésie, Zumthor entre autres, car ils nous permettent de clarifier ce concept de vocalité.

 

Oral-Ecrit

Dans les études littéraires africanistes, on en fait une opposition, oral ou écrit où le 'ou' est disjonctif. Un texte est ou oral ou écrit ; il ne peut être que l'un ou l'autre et jamais l'un et l'autre, par exemple, ou la transformation de l'un par l'autre, ou le palimpseste des deux. Or, l'usage démontre le contraire de cette affirmation dichotomique.

 

1. Lecture orale / Lecture silencieuse

Commençons par des choses simples. Ne parle-t-on pas d'écrit oralisé, de lecture silencieuse ? Savons-nous que cette dernière est très récente, qu'elle est liée à l'école moderne ? Quoiqu'il en soit, au Maghreb, elle a été introduite par l'école coloniale. Dans cette aire géographique où l'institution scolaire répandue était l'école coranique, on ignorait la lecture silencieuse. Ne s'étonne-t-on pas, encore aujourd'hui, d'entendre s'égosiller de manière simultanée une multitude d'enfants chacun criant une partie du Coran différente de celle des autres ? Cette lecture à haute voix s'accompagne d'ailleurs d'un certain mouvement du corps qui n'est pas sans influence sur la voix et la mémoire. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer les enfants qui ont appris à lire ainsi dans l'école coranique à qui on demande, à l'école moderne, de lire silencieusement un texte. Deux mouvements accompagnent le déchiffrement silencieux du texte : celui du corps comme si on était à l'école coranique et le mouvement des lèvres comme si on vociférait sa lecture. Il faut des années d'exercice pour se conformer à l'exercice silencieux de la lecture des textes.

 

2. Phonème / Graphème

L'oral opposé à l'écrit implique aussi l'opposition du phonème et du graphème ; le premier est une unité phonétique, terme savant pour dire son, et le second une unité graphématique, terme savant pour dire 'lettre'. On sait que l'étude de ces unités relève de deux sciences : la phonétique et la grammatologie.

Un seul point nous intéresse ici car il est à la base d'une hiérarchisation des cultures et des civilisations. Formulons-le sous forme de question : qui précède l'autre, le son ou la lettre ? Une lecture rapide, donc réductrice, de Rousseau conclura que c'est le son qui est chronologiquement premier. En revanche, la lecture de Leroi-Gourhan par J. Derrida aboutit, grâce évidemment à une conception extensive de l'écriture, au primat de la lettre, de la trace. Certains adeptes de Derrida conçurent les notes tambourinées comme une écriture : c'était la période de la sémiotique triomphante qui voyait dans toute pratique un code, une écriture qu'on peut lire. On peut aussi avancer l'hypothèse d'une simultanéité du son et de la lettre, ou plus exactement de la phoné et de la trace. C'est pourquoi Derrida accuse les tenants de la première thèse de phonocentrisme.

 

3. Oralité / Ecriture

Cette opposition est à entendre, ici, comme deux régimes organiques de la langue, tous deux corporels, mais chacun est porté par des organes différents : l'oralité est portée par la voix et l'oreille alors que l'écriture, du moins aujourd'hui, est portée par la main et l'œil. Ces oppositions peuvent paraître triviales, mais elles permettent de voir qu'elles ne cernent pas la complexité des processus. En effet, le couple voix-oreille peuvent être associés dans un texte dicté et, par conséquent, écrit de la main. Ainsi voix, oreille, main et œil sont-ils associés pour réaliser cet acte. Il en est de même du couple main-œil dans la lecture oralisée. Les oppositions binaires ne sont pas opératoires dans ce domaine. C'est le statut du texte/discours qui est primordial.

La voix est une production sonore dont la phonétique étudie, comme toute science, les invariants ou le général, selon la terminologie aristotélicienne, dans les réalisations variables du discours. Or, cette réalisation n'est pas visible comme telle. Le général n'est, donc, saisissable qu'en écoutant ce qui ne l'est pas 'écoutable', ce qui n'est pas littéralisable / mathématisable, c'est-à-dire ce qui est singulier dans la voix, la singularité du vocal, les vocalises d'une voix.

 

4. La performance

La littérature dite orale est toute dans la performance, nous dit-on. Or, les performances d'une joute poétique, par exemple, ne sont jamais identiques. On en tire au moins deux conséquences : (i) chaque performance est une œuvre singulière ; (ii) toute généralisation discursive serait alors une contradiction avec les objets des performances.

Certes, tout cela est connu, on l'affirme souvent, mais on continue à tenir un discours transcendantal. Pourquoi ?

Parce qu'on s'est rendu compte que, même en performance, il y a des invariants, du mathématisable. Dans toute performance, il y a un texte, une ou plusieurs voix, un ensemble de règles du déroulement de la performance. Certes, ces trois invariants eux-mêmes varient selon les personnes, les contextes et les lieux. Mais, ils sont les objets étudiés en 'littérature orale'.

Dans une situation donnée (littérature chleuh traditionnelle), on peut considérer les poèmes de X et de Y comme semblables (les poèmes narratifs qui ont pour thème le Sabi, par exemple)) tout en restant différents ; mais on ne peut leur trouver de détermination unique.

 

La voix

L'invariance textuelle en littérature et ailleurs est récente. La variation était la règle même après la découverte de l'imprimerie et le droit de manipuler un texte n'a pas toujours été réservé à l'auteur. L'éditeur et l'imprimeur pouvaient y intervenir jusqu'au 19e siècle en Europe.

L'étude du contexte de la performance n'est pas non plus une spécialité de la littérature orale, mais un usage des travaux ethnologiques et sociologiques, entre autres.

En quoi alors la voix intéresserait-elle l'étude littéraire ?

 

1. Voix et poésie

Trois exemples culturels permettront de cerner l'importance de la voix dans la performance du texte poétique.

Dans la société arabe préislamique, le poète compose le poème et il le déclame publiquement s'il est doué d'une 'belle voix' sinon il s'appuie sur les services de quelqu'un qui jouit d'un bel instrument vocal. Il en est de même de la tradition des Balkans et du monde touarègue.

Il en découle que la voix est un élément fondamental dans l'esthétique du dire poétique. Or, la 'belle voix' est quelque chose d'instable ; elle dépend de la culture et, dans une même culture, des goûts des groupes et des classes sociales. En d'autres termes, la 'belle voix' ne correspond pas à ce que la phonétique étudie. Elle constituerait l'objet d'une esthétique de la voix. Elle serait plus proche de la voix des chanteurs sans se confondre avec elle. Notons, donc, que l'éthos poétique dépend de deux éléments fondamentaux : le texte articulé par une belle voix.

Cette distinction - texte et belle voix - recoupe la distinction faite par Gérard Dessons et Henri Meschonnic[5] :

(a) 'Il importe de distinguer l'organisation du rythme dans le discours, et la diction du discours, qui, même quand elle s'applique à « restituer » le rythme du discours, lui reste extérieure.' (Ce sont les auteurs qui soulignent)

(b) 'L'indécidabilité d'une lecture est de deux ordres : soit elle est le fait d'une incompétence, soit elle appartient au texte même. [...] il n'y a pas de « choix » à faire, si le texte n'a pas déjà « choisi ».'

 

On notera que l'organisation du rythme est une composante immanente du texte-poème et la diction des multiples performances de ce texte. Néanmoins, il y a deux différences avec la littérature orale : la diction est conçue comme une lecture oralisée et elle est extérieure au texte. Dessons et Meschonnic interdisent qu'elle puisse contribuer en quoi que ce soit à l'organisation esthétique du texte. Or, c'est tout le contraire en régime oral, la voix contribue de manière intime à la beauté du poème. Sans elle, pas d'émotion esthétique.

 

2. La belle voix

Comme tout code esthétique, la beauté vocalique est déterminée par la culture : la déclamation poétique arabe préfère des voix graves alors que la déclamation berbère préfère les voix plutôt aiguës.

Que peut dire la voix à l'écoute ? Une multitude de choses très étonnantes : l'âge, la taille, le poids, le sexe, la profession, la classe sociale, l'origine ethnique, etc.

Ceci nous permet de préciser une distinction importante : le vocal et le verbal. En littérature dite orale le verbal c'est l'exécution du texte, sa diction ; cette diction immanente au texte est portée par la voix ou plus précisément la vocalité de la voix, c'est-à-dire son aspect esthétique. On dira alors que la vocalité est à la voix ce que la littérarité est au texte. En d'autres termes, un texte littéraire dit oral comporte à la fois une certaine littérarité et une certaine vocalité qui sont inséparables en performance pour l'auditeur. L'éthos poétique est l'articulation des deux. Sans cette articulation, la performance est ratée et l'œuvre verbale, le texte, en subit les conséquences.

En quoi consiste alors cette vocalité ?

On peut mobiliser un certain nombre de technique pour étudier cette vocalité. Si l'on sait, par exemple, que la fréquence fondamentale de l'acte normal de parole varie entre 98 et 262 Hz, on peut mesurer celle de la vocalité poétique la plus appréciée par une communauté donnée. On peut aussi étudier tout ce qu'on appelle le paralangage (hauteur, volume, tempo et couleur de la vocalité). Cette orientation de recherche présuppose que la vocalité littéraire est un écart ou un excès sur l'usage normal de la voix, hypothèse à l'œuvre dans toute théorie littéraire. La mesure de cet écart visera ses invariants constitutifs. Ces études sont utiles, mais il n'est pas certain qu'elles puissent rendre compte de ce qui se joue quand une belle voix porte le poème.

Malheureusement, nous ne disposons d'aucune enquête systématique, à notre connaissance, sur la représentation de cette vocalité chez les producteurs et les récepteurs berbères de la poésie. Seul l'ethnomusicologue Bernard Lortat-Jacob mentionne huit termes qualifiant la voix.

 

3. Le lexique chleuh qualifiant la voix.

C'est, donc, cette enquête qu'il est nécessaire d'entreprendre. On se contentera de commenter les huit lexèmes récoltés par Bernard Lortat-Jacob[6] :

¨Le terme générique pour dire la voix en chleuh est awal qui est d'une polysémie redoutable. Mais dès qu'il s'agit de chant ou du dire poétique ce terme cède la place à un emprunt en arabe, ṣṣut, ou à un terme berbère, amggerḍ, signifiant usuellement le cou en général ou plus spécifiquement la nuque. C'est ce dernier qu'a recueilli Lortat-Jacob qu'il définit comme dénomination de la gorge, du gosier[7] et de l'appareil phonatoire. Ce dernier sens est présent dans cet exemple qu'il donne (p. 128) : illa dar-s umggerḍ (il a de la nuque, c'est-à-dire il a de la voix). On peut ajouter que toute personne qui a une voix qui porte est qualifiée de bu-wmggerḍ (celui qui a de la voix).

¨Trois nominaux, qui sont des onomatopées, qualifient la voix : (i) abeḥbaḥ est une voix enrouée naturellement ou en raison d'une maladie quelconque (prendre froid) ; il est certain qu'il s'agit là d'un handicap pour le chant et la déclamation[8] ;  (ii) aɛerɛar désigne une voix de gorge et (iii) aɣenhul qui désigne une voix nasillarde[9].

¨ Deux paires de verbes sont relatifs à la voix : (i) ḍni (être épais, gros) / sdid (être mince, fin) ; ces deux verbes qualifient le timbre. Lortat-Jacob note qu'un air de chant qualifié de isdid est produit par une voix pauvre en harmoniques et elle est aiguë, ce qui est excellent pour l'aḥwac ; par conséquent, un air iḍni est mauvais ; (ii) ass (serrer, tendre ou être serré, être tendu) / lgg°aɣ (être doux, relâché, voire mou) : ils 'traduisent [...] une notion d'intensité. Ils ne se réfèrent pas à l'intensité du son produit, mais à celle de l'effort vocal du chanteur pour produire.' B. Lortat-Jacob conclut en disant que 'ce qui par-dessus tout caractérise une bonne voix, c'est son homogénéité ; sans cette homogénéité, il n'y a pas de beaux llɣa.' 

 

Conclusion

Cette note est une exploration des nouvelles thématiques de recherche en littérature berbère traditionnelle.

La catégorie 'littérature orale' ne suffit pas pour décrire cette pratique esthétique si importante encore dans les communautés berbères.

En avançant la catégorie de 'littérature vocale', je ne crois pas innover, mais recentrer encore un peu plus l'analyse littéraire de la production textuelle berbère.

 

 


[1] Sur cette notion cf. A. Bounfour, Encyclopédie berbère, vol. XXVIII-XXIX, pp. 4429-4435

[2] Albert B. Lord, The Singer of Tales, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1960. 

[3] A. Bounfour, Introduction à la littérature berbère. 1. La poésie, Editions Peeters, Paris-Louvain, 1999.

[4] Il revient à R. Barthes de proposerune synonymie entre la catégorie jakobsonienne de 'littérarité' avec 'écriture'. Ce terme est utilisé par J. Derrida, mais dans un tout autre sens, l'écriture serait selon lui ce qui toujours se répète. 

[5] Traité du rythme. Des vers et des proses, Dunod, Paris, 1998, p. 127 pour (a) et p. 188 pour (b))

[6] Bernard Lortat-Jacob, Musique et fêtes au Haut-Atlas, Editions musicales transatlantiques, Paris, 1980, pp. 128-130.

[7] Dans l'ensemble de l'aire chleuh gorge se dit agerjum  ou aqerjuḍ et gosier taqqayt (qui désigne plus précisément la pomme d'Adam) sauf, semble-t-il, Ayt Mgoun et Demnat. Dans cette dernière localité on trouve aqerjuḍ pour gosier.

[8] On pourrait avancer l'hypothèse selon laquelle abeḥbaḥ est employé, en gros, dans le versant nord du Haut-Atlas et agurzu dans l'aire du Sous.

[9] Destaing note axenxam que l'on rencontre aussi chez les Igliwa, voisins des Ayt Mgoun.