LE BERBERE A L'INALCO (historique)
par Salem CHAKER
L'enseignement du berbère a été initié à l'Inalco en 1913. Cinq professeurs s'y sont succédés depuis cette date : Edmond Destaing (1913-1940), André Basset (1941-1956), Lionel Galand (1956-1977), Alphonse Leguil (1979-1989) et Salem Chaker (1977-1979 et depuis 1989).
En fait, des origines jusqu'à la décolonisation de l'Afrique du Nord, la chaire de berbère de l'Inalco a été l'un des trois pôles du dispositif universitaire berbérisant français, avec Alger (où l'enseignement du berbère est instauré dès 1885) et Rabat (à partir de 1915). Les premiers titulaires ont donc tous commencé leur carrière de berbérisant au Maghreb, à Alger et/ou à Rabat. André Basset a représenté l'illustration achevée de cette géographie des Etudes berbères françaises puisqu'il a exercé successivement à Rabat, Alger et Paris.
Ce "triangle berbérisant" français qui se met en place au début du XXe siècle, autour de noms prestigieux comme René puis André Basset, Emile Laoust et Edmond Destaing, sera le cadre d'une activité intense d'exploration et de description linguistique, de publications scientifiques qui vont constituer le socle de la documentation berbérisante. Ces matériaux et travaux de la première moitié du XXe siècle sont, encore aujourd'hui, un passage obligé. Dans cet ensemble, l'Inalco, avec des savants comme E. Destaing puis A. Basset, joue un rôle décisif dans la collecte, la mise en forme et l'exploitation de ces matériaux : Destaing, pour le domaine marocain, Basset surtout pour l'Algérie du Nord et le Sahara. L'action scientifique des universitaires bénéficie alors du relai efficace de nombreux éditeurs spécialisés parisiens (Leroux, Maisonneuve, Geuthner...), algérois (Institut d'Etudes Orientales de la Faculté des Lettres, La Typo-Litho, Jourdan, Baconnier, Carbonel...) ou marocains (Institut des Hautes Etudes Marocaines).
Bien sûr, la conjoncture historique est très favorable aux Etudes berbères : la présence française dans tout le Maghreb induit automatiquement une intense production de connaissances sur la société, les langues et cultures locales, mais elle suscite aussi des besoins pratiques immédiats au niveau des diverses administrations locales : pour l'administrateur, le militaire, l'enseignant ou le médecin français de l'époque, connaître le (ou du) berbère n'était pas du tout superflu, surtout pour celui qui exerçait dans le "bled". De nombreuses vocations scientifiques sont d'ailleurs nées dans ce type de circonstances.
Il serait cependant tout à fait inexact et injuste d'expliquer le développement des Etudes berbères à l'époque par ce seul rôle d'auxiliaire de l'administration coloniale française : l'autonomie scientifique du champ berbérisant est acquise très tôt, dès les années 1880 autour de l'"Ecole d'Alger", et dans le processus de consolidation de ce domaine de la connaissance, l'Inalco, surtout avec André Basset, assurera la liaison définitive avec la linguistique générale et les études chamito-sémitiques.
A ce point de vue, la langue berbère présente un incontestable intérêt scientifique ; elle constitue en fait une véritable "situation de laboratoire" : langue "sans Etat", marginalisée depuis deux mille ans, en contact étroit et permanent avec d'autres langues, dialectalisée à l'extrême mais aussi très homogène sur une aire géographique immense, présentant des structures originales sur bien des points (en phonologie comme en syntaxe), une relation très problématique avec les langues apparentées (chamito-sémitique)... tout concourt à faire de cette langue un objet scientifique remarquable et éclairant pour la réflexion théorique, la vérification et l'affinement des méthodes de la linguistique descriptive et historique et de la sociolinguistique.
Comme toute la tradition berbérisante française, l'enseignement du berbère à l'Inalco a toujours eu une orientation très linguistique : les titulaires successifs ont tous été des linguistes, souvent très directement influencés par les développements contemporains de la linguistique en France (notamment par Antoine Meillet, André Martinet, Emile Benveniste...), mais aussi par les Etudes chamito-sémitiques (Marcel Cohen et David Cohen).
Mais cette prédominance de la linguistique n'a jamais été une exclusive. Déjà André Basset, qui était en relation régulière avec le Musée de l'Homme, intégrait les questions d'ethnologie dans ses cours. A partir de 1968, d'abord sous la forme de conférences, puis d'"Unités de Valeur", il y a eu une ouverture sensible vers la littérature et les sciences sociales (histoire, ethno-sociologie et géographie humaine) : depuis cette date, la Section de berbère a fait régulièrement appel aux compétences des nombreux spécialistes parisiens de ces domaines, appartenant à d'autres institutions universitaires et scientifiques. Ont ainsi participé (ou participent encore) aux enseignements de "civilisation berbère" :
- André Adam (Histoire après l'Islam) : Professeur à l'Université René-Descartes (Paris-V)
- Edmond Bernus (géographie humaine) : Directeur de Recherche à l'ORSTOM
- Jehan Desanges (Histoire ancienne) : Directeur d'Etudes à l'EPHE, IVème Section
- Jeannine Drouin (littérature) : Directeur de Recherche au CNRS
- Paulette Galand-Pernet (littérature) : Directeur de Recherche au CNRS
- Camille Lacoste-Dujardin (ethnologie) : Directeur de Recherche au CNRS
- Claude Lefébure (ethnologie) : Chargé de Recherche au CNRS
- Abdellah Bounfour (littérature) : Université de Bordeaux-III (nommé à l'Inalco à partir de septembre 1997).
En raison de la faiblesse des moyens d'encadrement disponibles (un professeur et un répétiteur pour tout un cursus), pendant longtemps l'enseignement de la langue berbère s'est fait sur la base d'un seul dialecte (celui du répétiteur), souvent le chleuh (ou tachelhit/taselhit) du sud marocain, mais aussi le kabyle, le tamazight du Maroc central, le chaouïa de l'Aurès ou le touareg (Cf. notices des répétiteurs de berbère). L'unité structurale profonde des dialectes berbères faisait que l'on considérait, à juste titre, que l'initiation à l'un d'entre eux permettait assez aisément le passage ultérieur aux autres.
Mais dès l'exercice d'André Basset (1941-1956) et surtout avec celui de Lionel Galand (1956-1977), il y a eu introduction d'un second dialecte. Dans les années 1970, avec la réforme de l'Enseignement supérieur et le passage au système des "UV", cette ouverture sur d'autres dialectes a pu être systématisée. A côté du dialecte principal (le touareg à partir de 1974), deux autres dialectes doivent obligatoirement être étudiés à titre secondaire : le kabyle et le chleuh, qui sont à la fois les formes de berbère les plus représentées dans la population d'origine maghrébine en France (sans doute un bon million de locuteurs) et celles qui sont les plus importantes aux plans démographique et sociolinguistique dans les deux pays concernés (Algérie et Maroc).
Actuellement, la Section de berbère offre un cursus complet, du premier au troisième cycle, associant enseignement de langue (dans trois dialectes : touareg, kabyle, chleuh), formation en linguistique berbère et introduction à la littérature et aux sociétés berbères. Son ambition est désormais de stabiliser et consolider cette ouverture vers la littérature et les sciences sociales.
Lorsque l'Inalco s'est organisé en départements (1970), le berbère (à la demande de Lionel Galand) a été inclus dans le Département "Afrique". Ce choix, en contradiction apparente avec les données génétiques et socio-historiques qui rapprochent plutôt le berbère de l'arabe, s'explique par le fait que l'esprit de la recherche dans le domaine berbère est beaucoup plus proche de celui qui prévaut en africanisme que de la tradition de Etudes arabes : langue essentiellement de tradition orale et quasiment sans reconnaissance institutionnelle, le berbère était plus "à l'aise" dans un regroupement avec les langues africaines qu'avec les grandes langues de civilisation du Moyen Orient (arabe, hébreu...). Cette option, propre à l'Inalco, s'est révélée à l'expérience être tout à fait judicieuse et féconde : dans les domaines de la linguistique descriptive, de la tradition orale, comme en sociolinguistique, de même que pour les aspects pédagogiques, l'environnement africaniste a été extrêmement positif pour le berbère. Actuellement, sans qu'il soit du tout question de remettre en cause l'appartenance du berbère au Département d'Afrique, une collaboration scientifique étroite est mise en place, surtout au niveau de la formation à la recherche (DEA et second cycle), avec la "dialectologie arabe maghrébine" qui connaît des développements remarquables à l'Inalco ces dernières années.
Après le décès d'André Basset (1956), sa veuve a fait don à l'Inalco des livres et dossiers de son mari (d'abord à la chaire de berbère, puis à la Bibliothèque des Langues Orientales). Ce fonds, d'une grande richesse, comporte de nombreux inédits et une quantité considérable de notes de travail et documents divers, témoins de l'activité de René Basset (premier professeur de berbère à la Faculté des Lettres d'Alger), d'Edmond destaing et bien sûr d'André Basset. De ce fait, il constitue une part importante de la mémoire de Etudes berbères pour la première moitié du siècle et il reste en grande partie à exploiter. Ce fonds documentaire a pendant longemps constitué le "Centre André Basset", géré directement par le professeur de berbère, directement accessible aux étudiants et aux chercheurs. Cette période bienheureuse (pour l'enseignant-chercheur) a pris fin en 1981, lorsque la propriété de ces matériaux a été transférée à la Bibliothèque de l'ENLOV qui en assure maintenant la gestion.
Depuis 1990, la mise en place d'un Centre de Recherche Berbère "André Basset", qui a obtenu la reconnaissance comme "Jeune équipe" par les instances de l'Enseignement Supérieur, a permis la relance d'activités scientifiques collectives en linguistique et littérature berbères au sein de l'Inalco. Un nombre assez élévé d'étudiants préparent actuellement des DEA ou doctorats au sein de l'équipe. Le Centre s'efforce de consolider son réseau de collaborations scientifiques, tant au niveau européen qu'en direction du Maghreb (notamment avec les Universités de Bougie, Fès, Agadir, Oujda...). Il publie notamment une revue annuelle Etudes et documents berbères.
[Une version développée de ce texte est paru dans : [INALCO] : Deux siècles d'histoire de l'Ecoles des langues orientales, Paris, Editions Hervas, 1995 ; " Le berbère ", par S. Chaker, p. 369-376]