La préposition et l'adjectif en kabyle

Salem DJEMAI, Doctorant

LACNAD-CRB, INALC0


Introduction

Dans le courant de ces dernières années, la préposition bénéficie d'un grand intérêt dans le domaine de la recherche en linguistique (BERTHONNEAU & CADIOT, 1993 : 7).

En berbère, la recherche sur les propositions reste un domaine vierge. Le peu de travaux qui ont abordé la préposition se sont seulement contentés d'une description superficielle sur le sujet.

Notre objectif dans ce présent travail est juste de fournir quelques spécificités qui caractérisent la catégorie de la préposition en kabyle en rapport avec l'adjectif.

 

1. La préposition et l'expression de la qualité

Certains compléments déterminatifs précédés par la préposition n ont pour fonction la qualification du nom qu'ils déterminent. Voici quelques exemples qui démontrent nos propos :

1. tamurt n   mDn
    pays    de gens (étrangers)
    « Un pays étranger » (FDB 61, p. 131)

2. tamurt n    lqbayel
    pays    de Kabyles
    « Le pays kabyle » (d, p. 641)

En (1 et 2), le rapport est possessif entre N1 et N2. La préposition n et son complément fonctionnent comme un adjectif relationnel qui détermine le nom recteur N1.

3. bab                    n  tqbaylit
    propriétaire de kabyle
    « Un vrai Kabyle » (d, p. 642)

4. imawlan n tqbaylit
    parents de kabyle
    « Les gens qui tiennent à la tradition » (FDB 61, p. 121)

Dans les énoncés (3 et 4), l'interprétation du syntagme nominale est d'ordre pragmatique. Le sens de toute la structure fait appel à des connaissances extralinguistiques des locuteurs. Le rapport est aussi possessif entre N1 et N2, ainsi qu'elle l'annonce la paraphrase de l'énoncé (3) : « Celui qui possède la culture kabyle authentique. » et celle de l'énoncé (4) : « Les gens qui ont préservé leur tradition kabyle authentique. ».

5. bab                   n   Drɛ
    propriétaire de force
    « Un homme fort » (d, p. 4)

6. amDakl n  tidt
    ami      de vérité
    « Un véritable ami »

7. tamɣra n  ṭbl
    fête     de tambour
    « Une fête avec musiciens » (FDB 61, p. 191)

La relation entre N1 et N2 dans (5, 6 et 7) évoque à chaque fois un attribut ou une propriété saillante.

8. ma wzilt,                             a      d-       inint                   d   lqD    n   twdct
    si    être.petit.PRET-elle POT PROX dire.AOR-elles PP taille de petit caillou
    «Si elle est petite, on dit qu'elle a la taille d'un caillou » (FDB 61, p. 195)

En (8), c'est toute la structure N1 n N2 qui exprime la qualité attribuée à la personne qualifiée. Ici, le rapport est comparatif entre le sujet qualifié et le sens de l'expansion prédicative lqD n twdct.

9. aqcic     n   dir
    garçon de mauvais
    « Un mauvais garçon » (d, p. 694)

10. argaz      n   lɛali
    homme de beau
    « Un gentil homme » (vk2, p. 270)

Sémantiquement, la combinaison de la préposition n avec dir ou lɛali, qui sont des adverbes, fonctionne exactement comme un adjectif qualificatif.

Dans tous les exemples qui précédent, le sens manifesté par la préposition n est qualificatif. Ce sens n'est pas donné seulement par cette préposition ; il est l'effet d'une élaboration complexe de sens intrinsèque de la préposition n et de propriétés lexicales que véhiculent les éléments qui entourent cette préposition. Avec d'autres unités lexicales, la préposition n a le pouvoir d'exprimer des significations différentes.

 

2. La position de l'adjectif vis-à-vis de la préposition

2.1. Les compléments prépositionnels subordonnés à l'adjectif

11. d   aqdim   n  lqdma
    PP ancien de ancienneté
    « Il est très ancien.»

Dans l'énoncé (11), le complément adjectival n lqdma exprime l'intensité. D'un point de vue sémantique, ce complément adjectival assure la fonction d'un adverbe d'intensité, comme aṭas, mliḥ ou nzh « beaucoup, très ».

12. a       T-         ig                 rBi     d   tasεdit        n   wXam-ik !
    POT DIR3fs il.faire.AOR dieu PP heureuse de maison ton
    « Qu'elle apporte à la famille chance, richesse ! » (d, p. 802, aseɛdi)

13. d    amcum              n   yiman-is
    PP malchanceux de lui-même
    « Qui s'attire des ennuis. »

14. d    tamxlit         n taḍuṭ
    PP dépensière de laine
    « Elle est gaspilleuse de laine. » (d, p. 896, amexli)

Dans les énoncés (12, 13 et 14), la préposition n assigne un rapport de lien entre l'adjectif (N1) et N2.

Si on change la préposition n par la préposition f dans l'énoncé (12), la phrase garde le même sens, comme l'illustre l'énoncé (15) :

15. a       T-        ig                    rBi   d   tasεdit         f    wXam -ik !
    POT DIR3fs il.faire.AOR dieu PP heureuse sur maison ton
    « Qu'elle apporte à la famille chance, richesse ! »

Contrairement aux énoncés (12 et 15) où la substitution de la préposition f à la préposition n est possible, les énoncés (13 et 16) n'acceptent pas cette possibilité. Ainsi qu'il l'indique l'exemple (16) ci-dessous, la structure + yiman est une expression figée dans la langue qui marque le sentiment de la satisfaction. Elle n'assume plus son rôle de complément prépositionnel.

16. d    uḥric,              f    yiman-is
    PP intelligent sur lui-même
    « il est intelligent, tant mieux pour lui »

17. d   imcḤi ɣf    warraw-is
    PP avare  sur enfants son
    « Il est avare à l'égard de ses enfants. »

18. d   imcḤi  dg    warraw-is
    PP avare dans enfants son
    « Il est l'avare parmi ses enfants. »

En (17), le rapport exprimé par la structure ɣf N2 est similaire à celui qui est manifesté plus haut, aux exemples (12 à 14), en l'occurrence le lien. Si on remplace la préposition dg par la préposition ɣf en (17), le rapport deviendra oppositif, comme le manifeste d'ailleurs l'exemple (18) plus haut.

19. d   abrkan dg    iḍarn
    PP noir     dans pieds
    « Il est noir aux pieds. »

20. d   alMas    di      lqd
    PP moyen dans taille
    « Il est de taille moyenne. » (vk2, p. 167)

En (19 et 20), le syntagme prépositionnel introduit par dg (ou par sa variante di) indique un sens locatif  qui vient s'agglutiner au sens qualificatif exprimé par l'adjectif (N1).

21. d    abrkan dg     ilfḍan
    PP  noir     dans saletés
    « Il est noir de saleté. »

En (21), le complément adjectival dénote la cause. A l'instar de la préposition dg, la préposition sg peut aussi exprimer la cause, ainsi qu'il le montre l'exemple (22) :

22. d   abrkan sg ilfḍan
    PP noir     de saletés
    « Il est noir de saleté. »

23. d   adrɣal      dg   ilindi
    PP aveugle dans année dernière
    « Il est aveugle depuis l'an dernier. »

24. d   amuḍin  sg iḍLi
    PP aveugle de hier
    « Il est aveugle depuis hier. »

25. d   abrkan si Zik
    PP noir    de autrefois
    « Il est noir depuis toujours. »

Les trois énoncés (23, 24 et 25) se caractérisent par le fait que le complément adjectival est formé,  soit par préposition dg (ou l'une de ses variantes g, di) + adverbe temporel, soit par la préposition sg (ou sa variante si) + adverbe temporel. Dans tous ces cas, le sens véhiculé par le complément adjectival est temporel.

A l'inverse de tous les exemples précédents, la suppression de la préposition n'affecte pas la grammaticalité des énoncés (23, 24 et 25). Toutefois, ces énoncés sans la préposition se distinguent sémantiquement de ceux qui la portent, comme le montrent les exemples (26, 27 et 28) suivants :    

26. d   adrɣal    ilindi
    PP aveugle année dernière
    « L'année dernier, il était aveugle. »

27. d  amuḍin iḍLi
    PP malade hier
    « Hier, il était malade. »

28. d   abrkan Zik
    PP noir    autrefois
    « Autrefois, Il était noir. »

En (23, 24 et 25), la préposition définit l'intervalle qui sépare le moment d'énonciation et le moment du début de l'événement qui est situé dans le temps par l'adverbe temporel. En revanche en (26, 27 et 28), il y a juste un événement qui est fixé dans le temps par l'adverbe temporel.

Il ressort de tout ce qu'on a vu précédemment que ce n'est pas la préposition qui détermine seule le sens que le complément adjectival doit prendre. Les propriétés lexicales de N1 et N2 jouent également un rôle sémantique essentiel dans cette construction syntaxique du complément adjectival.

Dans certains emplois, la préposition n peut indiquer l'intensité. Dans d'autres usages,  elle peut assigner un rapport de lien entre N1 et N2. Ce rapport de lien n'est réservé uniquement pour la préposition n, même la préposition ɣf peut attribuer cette propriété. Quant à la préposition dg et aussi sg dans moindre mesure, elles ont la faculté d'exprimer aussi beaucoup de rapports selon bien sûr les propriétés lexicales de N1 et de N2, comme l'opposition, l'espace, la cause et le temps.

 

2.2 Les compléments prépositionnels non subordonnés à l'adjectif

29. frḥn                           lfrḥ amQran s     wmɣrbi   i      tn-           imnɛn              dg     lmut
    être joyeux.PRET-ils joie grand   sur marocain qui INDR3ps étant sauvé dans mort
    « Ils étaient très ravis du Marocain qui les avait sauvé de la mort. » (vk2, p. 27)

30. aS    amzwaru n tyarza, bab                  n   tyrza   ifṬr                          ɣf   wayn   ẓidn
    jour premier   de labour    propriétaire de labour il-déjeuner.AORI sur ce que étant doux
    « Le premier jour des labours, celui qui conduit la paire de bœufs déjeune d'abord d'aliments « doux ». » (vk2, p. 153)

31. andah amzwaru ɣf   tyuga, d   Dεa         n lxir
    cri      premier sur paire   PP souhait de bien
     « Le premier cri jeté au bêtes est un souhait de bonne augure. » (vk2, p. 153)

32. d   nTa i       d         yWin                  tinqlin    timzwura sg Cam
    PP lui   qui PROX étant ramené figuiers première de Syrie
    « C'est lui qui a importé de Syrie les premiers figuiers. » (vk2, p. 39)

33. Mi             aqlib   n   tasa
    fils-mon tardif de foie
    « Mon fils chéri que j'ai eu sur tard. » (d, p. 661, aqlib)

Lorsque l'adjectif est employé épithètement, il n'a pas la possibilité d'avoir de compléments et sa fonction reste facultative, au strict point de vue de la syntaxe, pour l'ensemble de la phrase. Le seul rôle de l'adjectif épithète est de caractériser le nom recteur auquel il s'ajoute. Il n'exerce aucune influence sur le complément prépositionnel qu'il précède, qui est dépendant, soit d'un verbe, soit d'un nom appartenant à la phrase. Par exemple, en (29), la préposition n et son complément amɣrbi sont subordonnés au verbe frḥn. Par contre, l'adjectif  amQran et son nom recteur lfrḥ ont uniquement, au niveau sémantique, le rôle d'un adverbe d'intensité déterminant le verbe frḥn. En (30), le complément prépositionnel n tyrza et l'adjectif amzwaru ont le même nom de rattachement, mais ils sont, syntaxiquement,  indépendants l'un de l'autre. En (33), le complément prépositionnel n tasa assume une fonction qualificative, par un emploi pragmatique, tout comme l'adjectif aqlib. D'un point de vue strictement sémantique, on peut les considérer comme deux adjectifs en coordination.

 

3. L'adjectif comme complément de la préposition

Dans tous les énoncés précédents, nous n'avons étudié que des formes canoniques  intégrant l'adjectif et le complément prépositionnel mais, jamais un adjectif comme complément de la préposition.

En Kabyle, l'adjectif ne peut être employé que elliptiquement comme complément de la préposition. En (34), la compréhension du sens des adjectifs azGaɣ, awrdi et aberkan, en fonction de compléments de la préposition s, est dépendante du contexte de la phrase :

34. Lant tlawin iṣNɛn kul Ṣifa di lḥnaḍ, s uzGaɣ, s uwrdi, s ubrkan
    « Il y a des femmes qui agrémentent de toutes sortes de couleurs le soubassement, avec du rouge, du rose, du noir. » (FDB 55, p. 19)

Quand l'adjectif est substantivé, il peut assumer toutes les fonctions nominales et bien entendu la fonction d'un complément de la préposition. Dans l'exemple (35) plus bas, l'adjectif substantivé abrkan ou bien le substantif abrkan renvoie à une catégorie référentiellement indépendante en vertu de son sens et sans l'appui d'un support notionnel sous-entendu.

35. frḥn                               lfrḥ amQran s     ubrkan i       tn-           imnɛn              dg     lmut
    être joyeux.PRET-ils joie grand   sur noir      qui INDR3ps étant sauvé dans mort
    « Ils étaient très ravis de l'homme noir qui les avait sauvé de la mort. »

 

4. Les mots composés sous forme adjectif + n + N2

36. afrux     anGaru n lεc
    oiseau dernier de nid
    « L'oiseau dernier-né du nid. » (d, p. 229, afrux)

Le mot composé  anGaru n lɛc qui figure en (36) est le seul cas, à notre disposition1, qui peut assumer les deux fonctions principales d'adjectif en kabyle, d'épithète et de prédicat. L'interprétation de ce mot composé fait appel à des considérations extralinguistiques.

37. arẓgan n  yils
    amer   de langue
    « Celui qui a une mauvaise langue. »

38. abrkan n   wul
    noir    de cœur
    « Celui qui est haineux. »

En (37 et 38), Ces substantifs sous forme de mots composés sont constitués d'un adjectif et d'un complément prépositionnel induit par la préposition n. Ils dénotent des caractéristiques accordées pragmatiquement aux êtres vivants relèvent de la synesthésie. Ce phénomène cognitif est toujours une sorte de jugement d'incompatibilité sémantique sur l'incidence de deux lexèmes évoquant des sensations de types différents, selon les termes de Legallois (2004 : 498).

Dans ces mots composés, la préposition n établit à chaque fois un rapport de lien entre N1 et N2.

 

Conclusion

Tout au long de cette étude, nous avons essayé de dégager certaines caractéristiques concernant les propositions en rapport avec la fonction adjectivale. Nous avons constaté que les prépositions en kabyle sont dotées d'une grande polysémie et leur sens est plus au moins flexible sous la pression du contexte dans lequel elles figurent. Il n'y a qu'une étude minutieuse qui porte sur l'interaction de la préposition avec son environnement qui peut rendre compte de toutes ses significations.

 

Abréviations

  • AOR : aoriste
  • AORI : aoriste intensif
  • d : dictionnaire kabyle-français de J. M. Dallet
  • DIR : affixe direct
  • f : féminine
  • FDB : Fichier de documentation berbère (suivi de l'année de l'apparition)
  • IND : affixe indirect
  • m : masculin
  • p : pluriel
  • p. : page
  • POT : particule de potentiel (a/ad)
  • PRET : prétérit
  • PROX : particule proximale (d)
  • s : singulier
  • vk1 : Monographie villageoise - Tome I (voir GENEVOIS H., 1996)
  • vk2 : Monographie villageoise - Tome II (voir GENEVOIS H., 1996)

 

Bibliographie

  • BERTHONNEAU A. M. & CADIOT P., 1993, Lexique 11, « Les préposition : méthodes d'analyse », PUL. Lille.
  • CHAKER S., 1983, Un parler berbère d'Algérie (Kabylie), Syntaxe, Publication universitaire de Provence, Paris.
  • DALLET J. M., 1982, Dictionnaire kabyle-français : parler des At Mangellat (Algérie), SELAF (Maghreb-Sahara 1), Paris.
  • DJEMAI S., 2008, L'expression de la qualité en berbère : étude morphologique, syntaxique et sémantique de l'adjectif en kabyle, Mémoire de Master II, INALCO.
  • Fichier de Documentation Berbère suivi du Fichier Périodique, Publication périodique dactylographiée, Renéo puis Offset ou Typo, de 1946 à 1975, Fort-National puis Alger.
  • GENEVOIS H., 1996, Monographies villageoises - Tome I : At Yanni, Tagemmunt Σazuz - Tome II : Lǧemεa n ssariǧ, Tawrirt At Mengellat, Edisud, Paris.
  • LEGALLOIS D., 2004, « Synesthésie adjectivale, sémantique et psychologique de la forme : la transposition au cœur du lexique », L'adjectif en français et à travers les langues, Actes du colloque international de Caen (28-30 juin 2001), Bibliothèque de syntaxe et sémantique, PUC, Caen, pp. 493-506.
  • MELIS L., 2003, La préposition en français, Orphys, Paris.
  • NAIT-ZERRAD K., Grammaire moderne du kabyle, Ed Karthala, 2001.