DERIVATION (linguistique)

La dérivation se définit en linguistique générale comme la procédure de formation de mots par combinaison d'un élément lexical (= appartenant à un inventaire ouvert) et d'un morphème grammatical (= appartenant à un inventaire fermé). La notion de dérivation se comprend par opposition à celle de composition qui est la procédure de formation des mots par combinaison d'unités lexicales : ainsi, en français, maisonnette est un dérivé, alors que gratte-ciel ou chou-fleur sont des composés.

Il est courant d'opposer dans l'ensemble de la dérivation deux grands types nettement distincts:

  • La dérivation proprement grammaticale, qui recouvre à la fois les procédures régulières de formation des dérivés nominaux et les formes dérivées verbales ; dans les deux cas, il s'agit de paradigmes strictement fermés, caractérisés à la fois par une grande régularité et une forte productivité. Elle relève de ce fait clairement de la grammaire de la langue (morphologie et syntaxe).
  • La dérivation de "manière" (D. Cohen 1968) ou expressive, beaucoup moins systématique et plus diversifiée (redoublements, affixes divers ; Cf. Chaker 1985), qui intervient essentiellement dans la formation d'un lexique secondaire : mots expressifs, affectifs, diminutifs, augmentatifs, onomatopées... Par ex. : rwi = "ê. remué, mélangé" > berwi = "être sens dessus dessous".

En berbère, la dérivation joue un rôle essentiel, tant dans la formation du lexique que dans la syntaxe de la phrase verbale, alors que la composition est un phénomène plus rare. Du point de vue de la morphogénèse du lexique berbère, on peut considérer que l'essentiel des formes lexicales de la langue, qu'elles soient verbales ou nominales, est fondé sur la dérivation.

En principe, toute unité lexicale berbère est susceptible d'être décomposée en : 1° une racine lexicale consonantique (porteuse de la notion sémantique centrale) et, 2° un schème de dérivation, verbal ou nominal, qui affecte le complexe ainsi formé ("mot") à une catégorie morpho-syntaxique particulière. Pour les nominaux, on identifie des schèmes de noms d'action, de noms d'agent, de noms d'instrument, des adjectifs... Pour les verbes, outre le verbe simple qui se confond souvent avec la racine elle-même, on pourra distinguer des verbes dérivés en s- (agentif-transitivant), en ttw- (passif-intransitivant) et en m- (réciproque ou passif), ainsi que les diverses combinaisons de ces morphèmes.

C'est cette très forte intégration du lexique berbère dans un réseau de formation régulière qui a justifié, comme dans le reste du domaine chamito-sémitique, le classement courant des dictionnaires berbères par racines. De tout mot berbère, il est en effet, normalement, assez aisé d'extraire la racine consonantique par élimination des éléments de dérivation et des marques externes diverses (Cf . Chaker 1984, chap. 7).

Mais, si dans son principe, ce schéma est fondé et rend bien compte de la morphogénèse du lexique berbère, dans les faits, en synchronie, les choses sont beaucoup plus complexes. En réalité, cette présentation "dérivationnelle" du lexique berbère est largement de nature diachronique. Dans la langue actuelle, le réseau des relations entre racine et dérivés est profondément perturbé par d'innombrables accidents : évolution sémantique de la racine et/ou du dérivé, évolution phonétique de la racine et/ou du dérivé, disparition de la racine/isolement du dérivé, emprunts aux langues étrangères... Tous ces phénomènes tendent, depuis longtemps, à briser l'unité des familles de mots en berbère et à obscurcir le lien entre racine et dérivé. De plus en plus, comme cela a bien été observé pour de nombreux dialectes, les lexèmes berbères tendent à vivre "leur vie autonome" (Galand 1974). Ainsi, le statut de dérivé d'un terme berbère nord comme argaz "homme" ne peut guère être mis en évidence qu'en "exhumant", en touareg, le verbe regez "marcher", totalement inconnu des dialectes qui ont argaz = "homme". En d'autres termes, la relation rgz "marcher" > argaz "homme" ne relève plus de la dérivation en tant que procédure synchronique, mais de l'étymologie, analyse diachronique.

Les berbérisants apprécient diversement ce processus – admis cependant par tous –, de figement de la dérivation. Il est certain qu'il est moins avancé en touareg qu'en berbère Nord, où l'on peut considérer, partout, qu'un pourcentage majoritaire des lexèmes (notamment des noms) sont des unités isolées, non intégrables dans un champ dérivationnel. En reprenant Galand (1974), on peut affirmer que le lexique berbère est : «de moins en moins grammatical et de plus en plus lexicologique».

Salem CHAKER

Orientation bibliographie

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