LANGUE & DIALECTES BERBERES

Unité et diversité de langue berbère

La notion de dialecte est une notion centrale dans la tradition berbérisante. Elle n'a, dans la pratique des linguistes aucune des connotations péjoratives qui la caractérisent dans l'usage courant. Dialecte signifie simplement "variante régionale" de la langue.

Car la langue berbère se présente actuellement sous la forme d'un nombre élevé de « dialectes », ou variétés régionales, répartis sur une aire géographique immense et souvent très éloignés les uns des autres. Les échanges linguistiques entre les différents groupes berbérophones sont faibles en raison même de ces distances ; ce ne sont que les mouvements de populations récents et les média modernes (radio, disque, cassette…) qui ont rétabli le contact. De plus, il n'a jamais existé dans le monde berbère d'instance de normalisation et d'unification de la langue : il n'y a pas de norme instituée de la langue berbère, même pour les usages littéraires.

Chaque groupe emploie son ou ses parlers locaux qui ne sont guère utilisés que pour la communication intra-régionale. D'une certaine façon, la notion de "langue berbère" est une abstraction linguistique et non une réalité sociolinguistique identifiable et localisable. La seule réalité observable sont les usages locaux effectifs.

Une ou des langue(s) berbère(s) ?

Pourtant, malgré cette situation d'extrême fragmentation, ce n'est pas sans raisons sérieuses que la tradition scientifique berbérisante parle généralement d'une (seule) langue berbère, divisée en dialectes (ensembles régionaux à intercompréhension immédiate), eux-mêmes composés de parlers locaux (correspondant grosso-modo aux anciennes unités tribales). C'est que, malgré la dispersion géographique, malgré l'absence de pôle de normalisation et en dépit de la faiblesse des échanges, les données structurales fondamentales restent les mêmes partout : le degré d'unité, notamment grammaticale, des parlers berbères est tout à fait étonnant eu égard aux distances et vicissitudes historiques. Les divergences sont presque toujours superficielles et ne permettent pas d'établir une distinction tranchée entre les dialectes : la plupart des critères de différenciation – qu'ils soient phonologiques ou grammaticaux – se distribuent de manière entrecroisée à travers les dialectes. En termes dialec-tologiques, on dira qu'il n'y a pas de véritables faisceaux d'isoglosses délimitant les dialectes. En fait, seul le touareg et les parlers les plus périphériques (Libye, Egypte et Mauritanie) présentent un ensemble de caractéristiques linguistiques spécifiques qui pourraient justifier qu'on les considère comme des systèmes autonomes, et donc comme des "langues" particulières. Encore qu'il s'agisse, le plus souvent, plus de modalités particulières de réalisation que de véritables différences structurales.

Depuis une vingtaine d’année, langues berbères (au pluriel) est un usage qui tend à se répandre chez les auteurs francophones (d’abord Galand 1985, 1990. En dehors des variétés "périphériques" dont la spécificité est fortement marquée (touareg, zenaga, siwi…), il est difficile de fonder le pluriel (langues berbères) sur des bases strictement linguistiques ; ce sont beaucoup plus des considérations sociolin¬guistiques qui peuvent le justifier.

En fait, tant que la berbérologie était cantonnée dans une approche strictement descriptiviste, la question n’avait pas grand sens pour les linguistes : les différentes formes locales pouvaient, sans inconvénient majeur et sans aucune implication sociopolitique, être considérées comme « variantes régionales » d’une même langue.

Le problème est devenu plus réel avec la décolonisation, qui a inséré les varié-tés du berbères dans des Etats tout à fait distincts, aux orientations parfois divergentes, voire opposées ; avec l’émergence d’une dynamique d’aménagement linguistique, de passage à l’écrit et, très récemment, de scolarisation. Dans ce contexte nouveau, il est clair que chaque grande région berbérophone tend à voir se constituer une norme linguistique (écrite) spécifique.

A terme, on peut penser qu’il y aura probablement une norme instituée du touareg, à base nigéro-malienne, une « langue kabyle » qui s’imposera comme seule norme instituée de l’Algérie du Nord, et, sans doute, trois « langues berbères » au Maroc (chleuh, rifain et tamazight)… Mais ce ne sont là que des hypothèses probables. L’Histoire, comme le rappellent les nombreux processus de fusion/éclatement du XXe siècle, peut réserver bien des surprises.

S.CHAKER