LE SYSTEME PHONOLOGIQUE DE LA LANGUE BERBERE
Le consonantisme
Le système phonologique (consonantique) fondamental du berbère a été dégagé depuis longtemps par A. Basset (1946 et 1952 ; Cf. aussi : Galand 1960 et Prasse 1972). Il ne s'agit que d'un système "minimum", que la comparaison interdialectale permet de postuler comme étant commun et primitif à tous les systèmes dialectaux particuliers attestés. Les systèmes phonologiques effectifs peuvent être beaucoup plus riches et divers : en plus des phonèmes empruntés à l'arabe (principalement les consonnes pharyngales /ɛ, ḥ/ et certaines emphatiques) et de la tendance à la spirantisation* évoquée ci-dessous, les phénomènes de "mouillure" (palatalisation*) et de labio-vélarisation*, plus ou moins étendus, contribuent à donner à chaque parler une identité phonétique, voire phonologique particulière. Ce système fondamental "berbère" s'organise autour de quelques grandes corrélations : la tension, le mode de franchissement, la voix, la pharyngalisation, la nasalité.
1. Une opposition de tension (tendue/non-tendue) traverse tout le système. Tout phonème berbère à un correspondant tendu, caractérisé par une énergie articulatoire plus forte et, souvent, une durée plus longue. De nombreux indices phonétiques et phonologiques poussent à considérer cette opposition comme une corrélation de tension* (mode de franchissement du second degré) et non de gémination* (Galand 1953 ; confirmé par plusieurs recherches récentes de phonétique instrumentale : Ouakrim, Louali, Louali & Puech). Cette corrélation demeure partout la véritable "colonne vertébrale" du système consonantique des dialectes berbères, même là où les occlusives simples ont tendance à connaître un affaiblissement de leur mode d'articulation (Cf. point n° 2).
2. Le mode de franchissement oppose des constrictives (continues) à des occlusives (non-continues) :
f | s | z | ẓ | š | ž | h |
b | t | d | ḍ | k | g |
C'est sans doute sur ce point que le berbère présente les évolutions et les divergences les plus importantes. Tous les dialectes de la bande méditerranéenne du Maghreb (Aurès, Kabylie, Algérie centrale et occidentale, Rif, la majeure partie du Maroc central...) connaissent, à des degrés divers, une forte tendance à la spirantisation* des occlusives ; /b, t, d, ḍ, k, g/ y deviennent respectivement [ḇ, ṯ, ḏ, ḍ, ḵ, g]. Le phénomène est sans doute ancien puisqu’il semble attesté déjà dans les sources antiques (notations grecques en q- et latines en th- dans plusieurs toponymes) Dans de nombreux dialectes (Aurès, Algérie centrale, Maroc central, Mzab), le phénomène va encore plus loin : la fricative [t] peut aboutir au souffle laryngal [h] ou disparaître totalement (Aurès), et les fricatives palatales [k] et [g] finissent souvent en chuintantes [š] et [ž] ou en semi-voyelle palatale [y] (API [j]). Les mêmes lexèmes peuvent donc se rencontrer sous trois ou quatre formes différentes :
akal > aḵal > ašal = "terre"
tamṭṭut > ṯamṭṭuṯ > hamṭṭtuṯ > amṭṭtuṯ = "femme"
argaz > argaz > aryaz = "homme"
> argaz > aržaz
Le vocalisme
Le système vocalique berbère, très simple, est fondamentalement ternaire :
/i/ /u/
/a/
Les phonèmes d'aperture moyenne (/e/, /o/, /ä/ (ou /a/) qui existent dans certains dialectes "orientaux" (touareg, Libye, Tunisie) sont d'apparition récente (Prasse 1984) et proviennent certainement de la phonologisation d'anciennes variantes contextuellement conditionnées. Et, malgré les travaux de K.-G. Prasse, on peut avoir quelques doutes sur leur pertinence réelle en synchronie : quand il ne s'agit pas de simples variantes régionales (ce qui très est souvent le cas pour [é] et [o]), leur apparition semble en fait conditionnée, soit par le contexte phonétique (présence d'une consonne ouvrante, notamment vélaire ou pharyngalisée : /i/ > [é] et /u/ > [o]), soit par le contexte accentuel (ouverture du timbre sous accent : émi, "bouche", mais imawen, "bouches"). Si oppositions il y a, leur rendement fonctionnel est en tout état de cause très limité.
Il en va probablement de même pour la durée vocalique qui a statut distinctif dans les dialectes "orientaux" (notamment le touareg). Ses conditions d'apparition et sa liaison privilégiée avec un contexte grammatical bien déterminé (le "prétérit intensif" touareg) permettent de penser qu'elle est de formation secondaire et qu'elle procède de la phonologisation d'un allongement expressif ou de la réinterprétation quantitative de phénomènes accentuels.
S.CHAKER