LE SYSTEME VERBAL BERBERE

Un système d’oppositions thématiques à valeurs aspectuelles

A la suite des travaux d’André Basset (1929, 1952), la majorité des berbérisants admettent un système "berbère commun" ternaire, opposant trois thèmes fondamentaux marqués par un jeu d’alternances vocaliques et/ou consonantiques :

 

Aoriste Intensif
[itératif/duratif/inaccompli]
~ Aoriste
[neutre/indéfini]
~ Prétérit
[ponctuel/défini/accompli]
i-kerrez   y-krez   (y-kraz ?)> y-krez
y-ttak°er   y-ak°er   y-uker

krez = "labourer" ; ak°er = "voler, dérober" ; i-/y- = 3e pers. masc. sing. (= "il")

Il existe deux autres thèmes, un prétérit négatif (ou "thème en /i/") et, localement, un aoriste intensif négatif, mais ces deux formes n’ont plus d’existence fonctionnelle auto-nome en synchronie ; ce ne sont que les allomorphes (en contexte négatif) respectivement du prétérit et de l’aoriste intensif. Le touareg présente également un thème de prétérit intensif (ou "accompli résultatif"), qui paraît secondaire. Le noyau fonctionnel synchronique, commun à tous les dialectes berbères, se limite donc aux trois thèmes ci-dessus. S’agissant d’un système "commun" ou "moyen" berbère (donc non observable en tant que système d’oppositions synchronique réel), la valeur exacte de ces thèmes prête à discussion et des approches diverses ont été développées par les berbérisants depuis André Basset. Le caractère aspectuel* de ces oppositions est très généralement admis, mais les définitions et la terminologie varient d’un auteur à l’autre. L’aoriste est le plus souvent considéré comme la forme non-marquée (formellement et sémantiquement), à valeur "neutre"/"indéfinie", de ce fait polyvalente et déterminée par le contexte ; le prétérit est opposé comme un "défini"/"précis"/"ponctuel" ou "accompli" à l’aoriste intensif décrit comme un "extensif"/"duratif"-"itératif" ou "inaccompli" (Cf. Basset 1952, Penchoen 1973, Galand 1977, 1987, Bentolila 1981, Prasse 1986, Chaker 1984, 1995, 1997, Leguil 1992…).

Derrière ce système thématique ternaire, pan-berbère, se profile un état plus ancien de la langue où l’opposition était binaire, Aoriste / Prétérit, état qui rejoint celui postulé pour le chamito-sémitique. La morphologie en est un indice immédiat : le thème d’aoriste intensif est toujours mécaniquement issu de celui de l’aoriste ; il en est donc une forme secondaire, dérivée. A l’origine, l’aoriste intensif était donc une simple forme dérivée à valeur expressive (intensive ou itérative), puis elle a été généralisée, grammaticalisée et intégrée dans le système des oppositions de base.

Ces formes thématiques sont, partout, relayées secondairement par des morphèmes préverbaux, à valeurs aspectuelle, modale ou temporelle, de sorte qu’en synchronie, les oppositions thématiques ne suffisent absolument pas pour décrire le fonctionnement des systèmes verbaux réels : la description doit toujours intégrer des formes complexes à pré-verbes. Ces préverbes proviennent de la grammaticalisation, plus ou moins avancée :

  • d’unités déictiques, de locatifs et de subordonnants spécifiant les thèmes primitifs d’aoriste et d’aoriste intensif;
  • d’anciens auxiliaires verbaux marquant diverses valeurs temporelles (futur, passé révolu, concomitance, actualité);
  • enfin, d’innombrables auxiliaires verbaux, appartenant aux classes lexico-sémantiques du mouvement, des attitudes physiques, de l’état et de la durée..., apportant au verbe auxilié de subtiles nuances aspectuelles, temporelles et/ou modales.

Certains de ces préverbes sont très anciens puisque quasiment pan-berbères (ad "non-réel/non-effectif"), d’autres plus récents et plus localisés (ra, rad morphème de futur en chleuh)… Mais, malgré l’absence de témoignages conséquents sur les formes ancien-nes de la langue, la dialectologie, par la comparaison des multiples formes de l’infinie va-riété du berbère, permet de reconstruire assez aisément les processus diachroniques et de proposer, dans la plupart des cas, des étymologies solides et des chaînes de grammaticali-sation cohérentes (Cf. Chaker 1997).

 

S.CHAKER